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Les « Big Tech » face au risque réglementaire : à quoi pourrait ressembler l’avenir ?
Tracy li
Analyste d’investissement

En Europe comme aux États-Unis, jamais les géants du secteur technologique – les « Big Tech » – n’ont été exposés à un risque réglementaire aussi élevé.


En tant que spécialiste du secteur de l’Internet, je me trouve dans une situation sans doute singulière puisque ce n’est pas la première fois que j’analyse une puissante vague réglementaire : je suis aussi spécialiste du secteur bancaire et j’ai suivi tous les débats qui ont abouti à l’adoption de la loi Dodd-Frank au lendemain de la crise financière mondiale. Je me souviens d’avoir échangé pendant plusieurs semaines avec d’importants lobbyistes et des membres du personnel du Congrès dans le cadre de mon devoir de vigilance sur les grandes banques américaines.


Cette expérience m’a aidé à affiner ma compréhension du risque réglementaire qui pèse sur les « Big Tech » et à en identifier trois principaux : la confidentialité, la gestion des contenus et les considérations antitrust. Mais avant de développer ces points, voici les leçons que je tire de mon expérience comme analyste bancaire pour appréhender la situation actuelle.


De la « Big Bank » à la « Big Tech » : quatre leçons sur la réglementation


1. L’exercice consistant à anticiper les effets des décisions réglementaires n’est pas une science exacte. D’après mon expérience, il peut être extrêmement difficile de développer un avantage concurrentiel déterminant en matière de recherche sur les éventuelles retombées d’une (nouvelle) réglementation. Je pense que les investisseurs ont tendance à y consacrer trop de temps et, plutôt que d’essayer de prévoir ces changements, ils feraient mieux de chercher à déterminer si les entreprises sont prêtes et aptes à s’y adapter.


2. Les entreprises peuvent surmonter de grandes vagues réglementaires, voire en sortir renforcées. La loi Dodd-Frank votée en 2010 a imposé près de 28 000 nouvelles règles et restrictions aux banques, qui ont alors fait face à une flambée de leurs coûts de mise en conformité et à un effondrement de leurs revenus. À court terme, les grands établissements ont perdu les faveurs des investisseurs. Mais à partir de 2013, leurs actions ont commencé à surperformer nettement, des résultats qu’ils ont ensuite maintenus jusqu’en 2020.


3. La capacité d’adaptation au durcissement de la réglementation est un atout puissant et souvent sous-estimé qui fait pourtant toute la différence. En quelques années, les banques se sont adaptées aux nouvelles exigences introduites par la loi Dodd-Frank : elles ont procédé à des restructurations, réorienté leurs activités, réalisé des gains d’efficience, appris à optimiser leurs fonds propres et acquis de nouveaux avantages concurrentiels dans les domaines des technologies et du marketing.


4. Le niveau initial des valorisations revêt une grande importance. L’une des principales raisons de l’envolée des actions des grandes banques après l’entrée en vigueur de la loi Dodd-Frank tient à leur faible valeur de départ. Dans le secteur américain des technologies, si l’on en croit les études réalisées sur des secteurs qui ont fait l’objet de pressions similaires par le passé, le risque réglementaire est déjà pris en compte dans le cours des actions d’Alphabet et de Facebook. Les deux géants se négocient ainsi à des cours plus faibles que Visa et Mastercard, que je considère toutes deux comme des entreprises de qualité bénéficiant d’avantages concurrentiels et capables d’imposer leurs prix.


5. Les considérations politiques l’emportent souvent sur la logique économique dans l’élaboration des politiques publiques. La réglementation bancaire offre de nombreux exemples de politiques irrationnelles et de conséquences imprévues. Prenons l’exemple du ratio de levier supplémentaire (fonds propres de base rapportés aux effets de levier totaux, ou « Supplementary Leverage Ratio / SLR » en anglais) imposé aux grandes banques. Il a fallu plus d’une décennie et le risque d’une profonde récession pour que les instances de réglementation recalibrent ce ratio, alors qu’elles savaient qu’il n’avait pas les effets escomptés.


Les trois grands risques réglementaires pesant sur les « Big Tech »


D’après mon analyse, les entreprises du secteur technologique font aujourd’hui face à trois principaux risques réglementaires : la confidentialité/protection des données, la surveillance/modération des contenus et les considérations antitrust.


Je suis convaincue que les préoccupations liées à la confidentialité ou à la gestion des contenus renforceront – bien plus qu’elles ne saperont – les avantages concurrentiels des très grandes plateformes. Ces dernières possèdent en effet pour la plupart des protocoles solides et sont mieux armées que leurs rivales pour traiter les questions de confidentialité et de conformité au droit.


Confidentialité. S’agissant d’un enjeu complexe, qui fera l’objet d’âpres négociations, toute législation prendra du temps. Les sociétés en feront dès lors plus pour se réguler elles-mêmes, et entre elles, alors que la réglementation essayera simplement de suivre le rythme.


Ce que l’on oublie souvent, c’est que les restrictions en matière de confidentialité et de transparence des données adoptées par les entreprises peuvent être bien plus préjudiciables pour le secteur que tout dispositif réglementaire. La modification des conditions d’utilisation de l’IDFA (Identifier for Advertisers) à l’occasion de la mise à jour récente du système d’exploitation des iPhones est un cas d’école : cette décision d’Apple a ébranlé le secteur des technologies publicitaires, qui utilise les données individuelles collectées par le biais de l’IDFA ou de cookies tiers pour proposer des publicités ciblées. Google prévoit pour sa part de supprimer progressivement les cookies tiers de son navigateur Chrome.


In fine, les entreprises qui ont accès aux données de première source ou aux données collectées sur leurs plateformes ou leurs écosystèmes bénéficieront d’avantages concurrentiels. Seront également en position de force celles qui, comme Google et Facebook, s’appuient sur l’intelligence artificielle et le « machine learning ».


Nous devrions par ailleurs assister à une complexification du paysage réglementaire à mesure que s’allongera la liste des pays encadrant la confidentialité des données. C’est pourquoi les lois récemment adoptées en Europe et aux États-Unis pourraient en réalité favoriser les plus grandes entreprises du secteur des technologies au détriment des plus petites.


Gestion des contenus. Prenons l’exemple de la Section 230 du Communications Decency Act, adoptée par les États-Unis en 1996 et en vertu de laquelle les fournisseurs et utilisateurs de services en ligne bénéficient d’une certaine exonération de responsabilité au niveau fédéral.


Cette section – pilier de la liberté d’expression – a fait l’objet d’intenses débats à Washington et il me semble très probable qu’elle soit amendée, et non abrogée. Jusqu’à présent, les réseaux sociaux n’ont guère été tenus responsables des contenus publiés sur leurs plateformes, mais démocrates et républicains devraient selon moi décider d’un commun accord de les contraindre à accroître la transparence, à améliorer la gouvernance des contenus et à supprimer, dans les 24 heures, tout contenu jugé illégal par un tribunal. Si cette nouvelle réglementation risque de faire augmenter les coûts de mise en conformité et le nombre d’amendes, elle devrait en contrepartie permettre aux géants du secteur de creuser l’écart avec leurs concurrents.


Considérations antitrust. La comparaison entre le cycle réglementaire qui a concerné les grandes banques il y a une dizaine d’années et celui qui touche les géants technologiques depuis quelques mois met en évidence une différence majeure : les considérations antitrust occupent une place beaucoup plus importante aujourd’hui. Peut-être sont-elles le pendant de « la sécurité et de la solidité » d’alors, à savoir le principal problème systémique aux yeux des instances de réglementation.


Nous pourrions donc voir émerger un système de règles antitrust différenciées selon la taille de la plateforme, à l’image du dispositif instauré pour les banques « too big to fail ».


Il me paraît peu probable que cette nouvelle réglementation provoque des scissions de grande ampleur, mais en contrepartie, les vastes opérations de fusion et d’acquisition seront sans doute beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre. Les enquêtes menées par la Chambre des représentants sur le monopole exercé par Apple, Amazon, Google et Facebook laissent présager une vigilance accrue sur ces transactions.


Comme en atteste le rejet, le 28 juin dernier, des procédures déposées à l’encontre de Facebook par la Federal Trade Commission et les procureurs représentant plusieurs dizaines d’États, il peut être extrêmement difficile d’engager des poursuites dans le cadre d’affaires d’antitrust. Pour le juge fédéral qui a rendu cette décision, les poursuites de la FTC ne permettent pas de démontrer le pouvoir de monopole supposément détenu par Facebook sur les réseaux sociaux. Reste à savoir si la FTC va revoir sa copie en vue de déposer un nouveau recours.


 


Il est important de garder à l’esprit que le rapport préliminaire ou la première ébauche de tout projet de loi subit la plupart du temps de nombreuses réécritures avant de parvenir à la version finale du texte adopté, un « toilettage » auquel les nouvelles dispositions antitrust ont peu de chance d’échapper.


En outre, les affaires d’antitrust se concluent plus souvent par un accord ou une amende que par une scission. Avant décision de justice, les grandes entreprises peuvent en effet essayer de limiter ses effets éventuels et s’autoréguler.


Il faut également rappeler que des opérations de fusion et d’acquisition ont permis à de petites entreprises de croître et de se développer sous l’aile d’une grande société mère.


Par exemple, le service de messagerie instantanée WhatsApp compte, en moyenne, plus de 2 milliards d’utilisateurs mensuels dans 180 pays, mais ne représente qu’une petite fraction du chiffre d’affaires de Facebook. De même, Waymo et Verily, filiales d’Alphabet spécialisées respectivement dans le développement de véhicules autonomes et la santé, continuent d’exister malgré leurs ventes quasi nulles, grâce au chiffre d’affaires et aux bénéfices astronomiques d’Alphabet générés par la publicité. Cependant, ces technologies du futur vaudraient peut-être des milliards de dollars aux yeux des investisseurs si elles étaient des entreprises indépendantes. C’est pourquoi, quelles que soient les décisions réglementaires à venir, ces sociétés peuvent constituer des investissements attrayants si l’on tient compte de la croissance séculaire à laquelle ces secteurs sont promis.


Conclusion


Les grandes entreprises des secteurs des technologies et de l’Internet doivent aujourd’hui relever un certain nombre de défis, qu’il s’agisse de confidentialité, d’exigences de modération de contenu ou de pressions antitrust et réglementaires. Cependant, je suis convaincue que les préoccupations liées à la confidentialité ou à la gestion des contenus renforceront – bien plus qu’elles ne saperont – les avantages concurrentiels des très grandes plateformes, lesquelles possèdent souvent des protocoles solides et d’importantes ressources pour traiter les questions de confidentialité et de conformité au droit.


En outre, les retombées des réformes sont difficiles à anticiper avec précision et le devenir d’une entreprise dépend souvent davantage de ses caractéristiques propres, en particulier la faculté d’adaptation de sa direction, sa capacité à développer des produits et des services innovants et sa valorisation actuelle. Grâce à un suivi attentif de ces indicateurs et des évolutions juridiques et réglementaires, il est possible de trouver des opportunités d’investissement intéressantes dans les « Big tech ».



Tracy Li est analyste d’investissement et possède 9 ans d’expérience. Elle est titulaire d’un MBA de la Stanford Graduate School of Business et d’une licence en économie du Harvard College.


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