L’ère post-Tesla : la voiture électrique passe la vitesse supérieure
Kaitlyn Murphy
Analyste d’investissement actions
Wenjie Ge
Analyste d’investissement en actions
Chris Buchbinder
Gérant de portefeuille actions
4 mars 2021
Mesdames et Messieurs, démarrez vos … batteries.
L’avènement de la voiture électrique a longtemps fait figure de véritable serpent de mer. Pourtant, cette fois, il semble que nous soyons entrés pour de bon (et plus tôt que prévu) dans l’ère électrique.
Pour preuve : le constructeur General Motors a annoncé en janvier qu’il cesserait de fabriquer des voitures à essence et diesel d’ici 2035. Cette annonce est survenue après que Volkswagen, le plus grand constructeur automobile d’Europe, a dévoilé son projet d’investir 86 milliards de dollars dans le développement de véhicules électriques, d’usines digitales et de voitures autonomes sur les cinq prochaines années.
En outre, en 2020, l’enthousiasme des investisseurs pour les véhicules électriques a brièvement fait bondir la valeur de Tesla sur les marchés de 100 milliards à 800 milliards de dollars, plaçant l’entreprise devant les neuf plus grands constructeurs automobiles traditionnels réunis. Tesla, qui a vendu un peu moins de 500 000 voitures l’année dernière, anticipe une croissance de ses ventes de 50 % par an.
Selon l’Agence internationale de l’énergie, les ventes mondiales de véhicules électriques devraient croître de 28 % par an au cours de la prochaine décennie. Pourtant, face au durcissement des normes relatives aux émissions dans le monde entier et à l’attrait toujours plus marqué des véhicules électriques aux yeux des consommateurs en termes de coûts, ces estimations pourraient être en deçà de la réalité, déclare l’analyste d’investissement en actions Kaitlyn Murphy.
« De nouvelles avancées pourraient rendre les coûts des véhicules électriques compétitifs non seulement par rapport aux voitures thermiques neuves, mais également par rapport à l’ensemble du parc en circulation, y compris les voitures d’occasion », affirme Mme Murphy, dont les travaux de recherche couvrent les constructeurs américains d’automobiles et de composants liés à cette industrie. « Cela représente environ 270 ou 280 millions de véhicules aux États-Unis. Sur le long terme, cela offre des perspectives de croissance bien supérieure aux prévisions du marché. »
En effet, l’émergence des voitures à batteries bouleverse l’économie de l’industrie automobile mondiale, analyse Mme Murphy. À mesure que les entreprises développent leurs parcs de véhicules électriques, elles créent également une base de revenus de services potentiels, que ce soit pour la gestion des batteries ou la fourniture de logiciels pouvant être mis à jour en vue d’optimiser l’expérience des consommateurs et la sécurité de la voiture.
« Qu’il s’agisse de constructeurs automobiles traditionnels ou de start-ups, les entreprises capables de s’adapter à cette évolution structurelle et d’intégrer rapidement ces avancées ont de meilleures chances de tirer leur épingle du jeu sur le long terme », ajoute Mme Murphy.
La course mondiale est lancée
Si les estimations quant au temps que mettront les véhicules électriques à s’imposer sur les routes varient grandement, il est largement admis que les jours des moteurs à carburant sont comptés.
En effet, l’évolution de l’opinion publique sur les combustibles fossiles, les politiques gouvernementales et la rapidité des innovations ont précipité le déploiement des véhicules électriques. La courbe d’adoption s’est accentuée au cours des cinq dernières années, en grande partie grâce aux mesures incitatives des gouvernements et au durcissement des normes relatives aux émissions des voitures thermiques.
La Chine et l’Europe en particulier ont affiché leur détermination en mettant en place des subventions (à l’électrique) et des restrictions strictes concernant les émissions liées aux combustibles fossiles. En conséquence, ces deux régions ont pris la tête de la production de véhicules électriques, une tendance qui devrait se poursuivre sur la prochaine décennie.
Néanmoins, il existe des raisons de penser que d’autres marchés pourraient rattraper leur retard plus vite que prévu.
Aujourd’hui, les véhicules électriques se rapprochent d’un point de basculement où ils deviendront moins chers à l’achat que les voitures traditionnelles, et ce même en l’absence de subventions gouvernementales. « Il est indéniable que les véhicules électriques sont de plus en plus abordables et populaires », explique Wenjie Ge, analyste d’investissement en actions qui couvre les constructeurs automobiles asiatiques. « Cette démocratisation tient principalement au déclin rapide des coûts liés aux batteries. »
Des batteries plus performantes et moins chères stimulent l’adoption des véhicules électriques
Aujourd’hui, les véhicules électriques fonctionnent généralement avec un bloc-batterie lithium-ion de 40 à 60 kilowatts, qui représente environ un tiers du coût du véhicule. Les voitures électriques deviennent moins chères que les voitures traditionnelles lorsque le coût lié aux batteries chute en dessous de 100 $ par kilowatt-heure (kWh). Au cours de la dernière décennie, le prix moyen est passé de 917 $ le kWh à environ 137 $, selon une analyse de Bloomberg.
« En Chine, déjà leader de la production de batteries, les coûts des batteries de certains véhicules ont déjà atteint ce seuil de 100 $, avec plusieurs années d’avance sur les prévisions », précise M. Ge. « Et ces coûts devraient tomber en dessous des 60 $ d’ici 2030. »
Par conséquent, les constructeurs de véhicules électriques ont récemment lancé des modèles plus abordables, plus performants et offrant une meilleure autonomie. En général, les batteries des véhicules électriques peuvent atteindre 320 à 640 km pour un cycle de charge. Parmi les sociétés en pointe pour des batteries moins chères et plus performantes, citons CATL en Chine, LG Chem et Samsung SDI en Corée, ou encore Tesla aux États-Unis.
Des coûts de possession réduits
Pour le consommateur, ce n’est pas seulement la baisse du prix à l’achat des véhicules électriques qui les rendra plus attrayants. « Il convient de prendre en compte le coût total de possession d’un véhicule électrique par rapport à un moteur thermique », remarque Mme Murphy. Par exemple, les voitures à batteries classiques auront des coûts d’entretien et de fonctionnement bien inférieurs à ceux des voitures qui consomment des combustibles fossiles.
L’essence est un liquide acide et corrosif qui tend à user les moteurs. Un entretien régulier est donc nécessaire. Le ministère des Transports des États-Unis (« U.S. Department of Transportation ») a estimé que le conducteur américain moyen dépensait environ 12 centimes par mile (8 centimes par km) pour l’essence et 9 centimes par mile (6 centimes par km) pour l’entretien..
« De plus, l’électricité est généralement moins chère que l’essence ; par conséquent, les coûts d’utilisation sont moins élevés pendant toute la durée de vie de la voiture », ajoute M. Ge.
Les logiciels en route
Une autre innovation importante, qui permettra non seulement de prendre en compte les coûts, mais également de transformer l’intégralité de l’expérience client, est l’arrivée de véhicules électriques définis par logiciels. Les logiciels peuvent recevoir des mises à jour par liaison radio pour améliorer les fonctionnalités et la sécurité du véhicule, tout en proposant des offres de divertissement.
Bien sûr, ces mises à jour par liaison radio ne résoudront pas tous les défis associés aux voitures, mais les constructeurs les plus innovants pourront fabriquer des véhicules capables d’apprendre et de s’améliorer, de devenir plus sûrs et d’intégrer davantage de services au fil du temps, explique Mme Murphy.
« Grâce à cette approche, un constructeur de véhicules électriques peut contrer en partie la dépréciation majeure associée aux voitures vieillissantes », souligne-t-elle.
Mme Murphy explique qu’elle cherche à identifier les entreprises ayant le potentiel de gagner de l’argent non seulement par la vente de voitures, mais également par le déploiement d’abonnements incluant la gestion des batteries, les divertissements embarqués, une sécurité renforcée et des technologies de conduite autonome.
« Il est important d’identifier qui en est capable le plus rapidement », affirme-t-elle. « Une autre question que je me pose, c’est de savoir dans quelle mesure les mises à jour logicielles pourront améliorer un produit donné d’ici à cinq ans. »
Et demain : les voitures sans conducteur
Pour certains modèles, la mise à jour logicielle la plus importante sera peut-être la possibilité d’une conduite autonome. Nous avons l’impression d’entendre depuis 10 ans déjà que les voitures sans conducteur arriveront sur le marché d’ici cinq ans, mais comme l’écrivait avec élégance l’essayiste et écrivain William Gibson, « L’avenir est déjà là, il n’est tout simplement pas uniformément réparti ».
Waymo, la division dédiée aux voitures sans conducteur de Google, teste des véhicules dans la région de Phoenix depuis le début de l’année 2017. Cruise, son équivalent chez General Motors, teste des voitures entièrement sans conducteur à San Francisco, tandis que la start-up chinoise AutoX a déployé un parc autonome à Shenzhen sans conducteur humain.
« Dans les prochaines années, ces voitures commenceront à être disponibles sur davantage de marchés, et les investisseurs comprendront qu’il s’agit d’une véritable activité économique et pas seulement d’un projet scientifique », prédit Chris Buchbinder, gérant de portefeuille d’actions. « Je pense qu’en 2030, nous aurons largement déployé des parcs de véhicules électriques autonomes dans la plupart des grandes villes et dans de nombreuses villes moyennes du monde entier. Beaucoup de gens auront encore des véhicules, de la même façon que le cheval ou le vélo sont devenus un loisir, mais la possession d’un véhicule personnel ne sera plus une nécessité, plutôt un luxe. »
Identifier les gagnants et les perdants
En effet, les progrès des véhicules électriques et sans conducteur représentent une révolution qui devrait redéfinir l’industrie dans les années à venir. Bien que les véhicules électriques soient au seuil de la rentabilité, certains modèles passeront ce cap plus tôt que d’autres. « En tant qu’investisseurs dans des entreprises, et non dans des industries, notre travail consiste à identifier les constructeurs les plus susceptibles de produire des voitures capables de générer des revenus à long terme », explique M. Ge.
En 2020, le leader incontestable était le constructeur Tesla, pionnier des technologies de batteries et des initiatives en matière de logiciels pour véhicules. Parmi ses principaux concurrents figurent Volkswagen, qui a fortement investi dans la production de véhicules électriques, et BYD en Chine. À l’avenir, ce sont les entreprises qui s’adaptent rapidement aux changements structurels qui auront les meilleures chances de réussite à long terme, qu’elles soient des titans de l’industrie automobile ou des start-ups.
« Selon une hypothèse largement répandue, ce changement si révolutionnaire qui permet à des start-ups de disputer d’ores et déjà des parts de marché sera difficile à surmonter pour les constructeurs historiques », commente Mme Murphy. « Il est vrai que les constructeurs automobiles établis doivent faire face à l’abandon des anciennes installations de fabrication, à la gestion des relations avec les fournisseurs et à la réduction des marges bénéficiaires. Cependant, ils disposent également de vastes ressources et de capacités de fabrication mondiales. Les start-ups ne subissent pas ces coûts associés, mais pourraient avoir du mal à accélérer la fabrication. »
Les constructeurs historiques ne sont pas encore hors course. Prenons l’exemple de GM, dont la PDG, Mary Barra, bouleverse toute l’entreprise de l’intérieur. En plus de passer au tout électrique d’ici 2035, GM investit massivement dans son unité de conduite autonome Cruise.
« Ce n’est pas encore une opportunité, mais pour les constructeurs établis comme pour les start-ups, ce secteur a le potentiel de devenir un puissant modèle d’affaires en termes de propriété intellectuelle et de logiciels, avec de solides arguments économiques pour le consommateur et pour la société en matière de sécurité », affirme M. Buchbinder.
Des implications économiques plus larges
La transformation de l’industrie automobile mondiale aura des implications considérables pour d’autres secteurs, notamment l’énergie, les services publics, le secteur manufacturier, l’exploitation minière et les assurances, pour n’en citer que quelques-uns.
« Face à une adoption plus large des véhicules électriques, nous pourrions atteindre le pic de consommation de pétrole dans quelques années », analyse M. Ge. Bien sûr, une grande partie de l’électricité mondiale provient encore de la combustion du pétrole, du charbon et du gaz naturel. Il sera nécessaire de disposer de davantage de stations de charge, d’une plus grande production d’énergie et, au final, d’une production d’énergie plus propre. « En Allemagne, par exemple, la moitié de l’électricité produite sur le réseau provient de sources renouvelables. Dans d’autres pays, cette part se limite à 20 %. »
Au fil du temps, les services publics devront produire plus d’électricité et, à terme, à partir d’un plus grand éventail de sources propres. D’autres secteurs de l’économie pourraient connaître une explosion de la demande en matières premières comme le nickel, le cobalt et le lithium, qui sont utilisées dans les batteries.
« Cela pourrait avoir des implications géopolitiques à mesure que les gouvernements et les entreprises rivaliseront pour avoir accès à ces ressources », ajoute M. Ge.
Même les compagnies d’assurance et les médias auront un rôle à jouer. « Les constructeurs de véhicules électriques ne se contentent pas de construire des infrastructures à quelques kilomètres d’intervalle. Ils cherchent également à s’emparer d’une part du portefeuille des compagnies d’assurance, des services publics, des médias et bien plus encore », conclut Mme Murphy.
Face aux perturbations massives que devra affronter cette industrie mondiale, il est probable que nous assisterons à des changements extraordinaires au cours des années à venir, changements qui obligeront les investisseurs professionnels comme Mme Murphy, M. Buchbinder et M. Ge à ne pas quitter la route des yeux. Attachez vos ceintures pour un voyage électrisant.
Kaitlyn Murphy est analyste d’investissement actions, chargée de couvrir les entreprises du secteur de la chimie, les constructeurs automobiles et équipementiers américains, ainsi que le secteur ferroviaire américain et canadien. Elle est titulaire d’une licence en sociologie des organisations de l’université Brown.
Wenjie Geest analyste d’investissement en actions chez Capital Group et mène des recherches sur les sociétés asiatiques des secteurs de l’automobile et des télécommunications en Asie septentrionale et dans la zone Grande Chine, ainsi que du secteur du transport dans la zone Grande Chine. Il est titulaire d’une licence en sciences naturelles de l’Université de Cambridge. Wenjie est basé à Hong Kong.
Chris Buchbinder est gérant de portefeuille actions et possède 25 ans d’expérience. Il est titulaire d’une licence d’économie et de relations internationales de l’université de Brown.