Combien de temps la pénurie de semi-conducteurs durera-t-elle? Et que cela présage-t-il pour l’avenir de l’industrie? D’après notre analyse, la pénurie est plutôt de nature cyclique et frappe surtout des secteurs comme l’automobile et les ordinateurs. Tout comme le pétrole a entretenu l’essor des économies industrielles du siècle dernier, nous envisageons que les semi-conducteurs seront – dans un monde de plus en plus consommateur de données – le moteur de la croissance des dix prochaines années.
Il importe de noter que le secteur des semi-conducteurs a évolué au fil de cycles conjoncturels marqués par des dépenses excessives de capital, une gestion déficiente des stocks et l’absence de discipline en matière de fixation des prix. Après des années de consolidation qui ont donné naissance à quelques acteurs dominants à chaque maillon de la chaîne d’approvisionnement mondiale, le secteur est aujourd’hui plus discipliné et mieux positionné.
Nous sommes d’avis que le secteur devrait d’ailleurs profiter ces prochaines années d’une demande solide émanant des entreprises, des gouvernements et des industries en pleine transition vers la 5G, l’intelligence artificielle et les solutions basées sur l’infonuagique.
Selon différentes estimations, y compris la nôtre, les ventes mondiales de semi-conducteurs pourraient doubler, passant d’environ 450 G$ US en 2019 à près de 1 000 G$ US en 2030.
La situation de pénurie actuelle résulte d’un concours de circonstances qui n’ont à notre sens rien de structurel, et qui n’affecteront sans doute pas la demande à long terme. Simplement, l’industrie automobile a été prise au dépourvu après avoir annulé des commandes auprès de ses manufactures durant les premiers mois de la pandémie, tandis que l’évolution vers un monde virtuel s’accélérait, contribuant à multiplier les commandes de puces utilisées dans les ordinateurs personnels, les consoles de jeux vidéo, les appareils ménagers et les applications infonuagiques.
Les ordinateurs personnels sont l’exemple le plus frappant. Alors qu’ils représentent encore un tiers de l’ensemble du marché global des semi-conducteurs, c’est une industrie qui perd lentement du terrain depuis une dizaine d’années. Mais un revirement s’est opéré l’année dernière, avec un taux de croissance inédit depuis 10 ans.
De ce fait, lorsque les constructeurs automobiles ont repassé leurs commandes auprès des manufactures à l’automne dernier, la capacité de production de ces derniers était déjà saturée. Heureusement, alors même que l’essor attendu des véhicules électriques s’accompagnera sans doute d’une hausse de la demande de semi-conducteurs, le secteur automobile ne représente aujourd’hui qu’une infime partie du marché total. Et sachant qu’il faut environ quatre mois pour fabriquer des puces pour l’automobile, la situation pourrait se normaliser d’elle-même d’ici la fin de cette année.
Les semi-conducteurs font partie intégrante de l’économie mondiale
Les données créées chaque jour ne font qu’augmenter. Cela a commencé avec les réseaux sociaux, sur lesquels les utilisateurs se sont mis à afficher des photos et des vidéos de leurs enfants, de leurs plats au restaurant et de leurs vacances. Puis en 2018, les machines ont dépassé les humains en volumes de données créées. Nous sommes convaincus que cette profonde mutation sera un important catalyseur pour le secteur des semi-conducteurs.
Désormais, la plupart des données pourraient être créées par des machines qui nécessitent une puissance de calcul phénoménale. Le défi sera d’y parvenir en abaissant la consommation d’électricité.
Toutes ces données ne seront pas stockées sur nos téléphones, mais dans des centres de données, qui représentent aujourd’hui environ 3 % de la consommation mondiale d’électricité. Si rien n’est fait pour les rendre plus économiques, ce chiffre pourrait passer à 25 % dans 10 ans. Face à ce dilemme, une règle empirique veut que la consommation d’énergie des semi-conducteurs baisse de 30 % tous les deux ans.
Voilà qui, à notre sens, pourrait favoriser l’utilisation de puces plus sophistiquées et complexes dans les téléphones intelligents haut de gamme et les centres de données, et qui contribuera à accroître la valeur des semi-conducteurs au fil des cinq prochaines années.
Pour répondre à cette demande supplémentaire et contourner les tensions géopolitiques (les semi-conducteurs étant considérés comme une priorité en matière de sécurité nationale), les plus importantes compagnies du secteur prévoient dépenser des milliards de dollars pour construire de nouvelles installations de production. Comme Taïwan domine la majeure partie de la production haut de gamme, les États-Unis et l’Europe cherchent tous deux à rapprocher leurs chaînes d’approvisionnement essentielles de leurs frontières.
Le géant Taiwan Semiconductor Manufacturing (TSMC) – qui contrôle près de 80 % du marché de la production de pointe et compte Apple, Qualcomm et Broadcom parmi sa clientèle – prévoit d’investir 100 G$ US d’ici 2023 pour construire de nouvelles usines, dont une de grande taille prévue en Arizona.
Le secteur de la fabrication de semi-conducteurs s’est fortement consolidé
Intel veut pour sa part consacrer 20 G$ US à la création de deux usines en Arizona, tandis que Samsung Electronics envisage d’établir un nouveau site au Texas pour 17 G$ US. Ces investissements surviennent après une longue période de discipline en matière de capital et de consolidation du secteur, qui se retrouve aujourd’hui dominé par les géants TSMC et Samsung, suivis de loin par Intel.
Cela dit, on ignore si ces nouvelles fonderies seront réellement utiles à plus long terme, un aspect que nous suivrons de près. La fabrication de semi-conducteurs aux États-Unis reviendra sans doute plus cher qu’à Taïwan ou en Corée du Sud, où se trouvent actuellement la majeure partie des capacités de production, ce qui pourrait engendrer un gaspillage de ressources. Autre point à éclaircir : on ne sait pas encore si les entreprises américaines des secteurs technologiques et des semi-conducteurs, qui externalisent presque toutes la fabrication de leurs puces en Asie, voudront la rapatrier.
Après plusieurs vagues de consolidation, chaque maillon de la chaîne d’approvisionnement – les concepteurs de puces, les constructeurs d’équipement de production de puces, les fonderies qui fabriquent les puces et les entreprises qui les testent – est dominé par quelques entreprises.
Avec une expertise toujours plus poussée dans chacun de ces segments, les obstacles à la concurrence se sont accrus. La plupart de ces entreprises sont dirigées par des équipes compétentes qui connaissent en tous points la configuration de la demande. Elles sont donc en mesure d’imposer leurs prix et de dégager des marges confortables.
Fabricants d’équipements pour la production de semi-conducteurs : suite à une importante consolidation, les cinq entreprises les plus importantes – parmi lesquelles figurent ASML aux Pays-Bas et Applied Materials et Lam Research aux États-Unis – dominent près de 75 % du marché, contre environ 40 % il y a 15 ans, et se sont taillé un sérieux avantage concurrentiel dans une niche spécifique du processus de fabrication et de test.
Du fait de la complexité de leurs machines, il sera difficile de les supplanter. Par exemple, les machines EUV (lithographie extrême ultraviolet) qui servent à fabriquer des puces de pointe comptent plus de 100 000 composants, coûtent près de 120 M$ US et nécessitent 40 conteneurs pour être transportées. ASML est essentiellement le seul fabricant de cet équipement.
Par ailleurs, les fabricants de machines appliquent un modèle de maintenance qui génère des revenus récurrents. Leurs marges opérationnelles atteignent en moyenne 25 % depuis cinq ans, et devraient selon nos estimations bientôt dépasser 30 %. Par le passé, elles stagnaient largement sous la barre des 10 %.
Puces mémoire : de nature autrefois cyclique au même titre qu’une matière première, la structure de ce secteur a évolué et est devenu plus attrayante. Le nombre de compagnies dans le monde est passé d’une quinzaine à trois, avec l’entreprise coréenne Samsung Electronics en tête de peloton. De ce fait, le secteur est devenu plus discipliné et plus rationnel. Les puces mémoire restent un composant essentiel des processeurs informatiques utilisés dans de nombreux appareils. Bien que la Corée représente près des trois quarts de la production mondiale de puces mémoire, les États-Unis dominent toujours le marché mondial des semi-conducteurs avec une part d’environ 47 %, grâce à leur position prééminente dans les segments de la fabrication sans usine, des équipements et de la conception intellectuelle.
Les entreprises américaines de semi-conducteurs détiennent une part de marché importante
L’importance stratégique des semi-conducteurs préoccupe la classe politique aussi bien aux États-Unis qu’en Chine et en Europe, chacun étant animé par ses propres priorités.
Aux États-Unis, même si les entreprises américaines tiennent le haut du pavé dans la conception des puces, on s’inquiète d’avoir cédé du terrain à Taïwan (à savoir TSMC) pour leur fabrication. La part de marché des fabricants américains est en effet passée de 37 % en 1990 à seulement 12 % aujourd’hui.
Pour sa part, l’Europe redoute de ne pas posséder les capacités de production de semi-conducteurs de pointe, un problème qui s’est aggravé avec la pénurie récente de semi-conducteurs qui a frappé les constructeurs automobiles allemands.
Le gouvernement chinois souhaite quant à lui réduire la dépendance de son pays aux semi-conducteurs américains. Compte tenu des sanctions commerciales actuellement imposées par les États-Unis, les semi-conducteurs ont été désignés comme priorité stratégique dans le dernier plan quinquennal chinois. Cet effort prendra du temps, mais tout comme elle a su le faire dans d’autres secteurs, la Chine déploiera les capitaux et les ressources nécessaires pour développer certaines capacités.
L’importance des semi-conducteurs ne fera que s’accroître, puisqu’ils sont appelés à devenir des composants essentiels de la plupart des industries et en quelque sorte, le « cerveau » de la plupart des objets que nous utilisons. Reste à savoir si l’impératif stratégique qui dicte les politiques publiques aura un effet délétère sur la capacité du secteur à maintenir leur efficacité et leur compétence d’exécution. Nous suivrons cette tendance de près.
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